Déwé Gorodé s’est éteinte le 14 août 2022, à l'âge de 73 ans, à l’hôpital de Poindimié, après de longues années de maladie.
Épéri Déwé Görödé-Pourouin (noté Gorodey par l’état civil, graphie qu’elle utilisait en politique) était originaire de la tribu de l’Embouchure, dans la commune de Ponérihouen (Pwârâiriwâ en paicî, littéralement « l'embouchure de la rivière »), sur la côte Est de la Nouvelle-Calédonie, où elle est née le 1er juin 1949.
Avec la disparition de Madame Déwé Gorodé, la Nouvelle-Calédonie perd sa plus grande figure culturelle. Respectée sur le plan local pour ce qu’elle a accompli et son chemin militant ; célébrée sur le plan régional et international pour sa personnalité et son travail ; étudiée à travers le monde pour son écriture singulière dans les sections littéraires de grandes universités – notamment en Nouvelle-Zélande, en Australie, aux États-Unis, au Japon…
En 2008, Jean-Marie Gustave Le Clézio, recevant le prix Nobel de littérature, l’associait à d’illustres auteurs français, ultramarins ou internationaux, qui l’ont accompagné dans son chemin d’écriture lors de la conférence qu’il donne à cette occasion.
En Nouvelle-Calédonie, elle laisse le souvenir d’une femme vraie, engagée pour ses convictions, ouverte à la multiculturalité et à son affirmation artistique et culturelle dans le bassin Pacifique : tous ceux, d’horizons divers qui, par sa volonté, ont représenté le pays dans les manifestations régionales et internationales peuvent en témoigner.
Elle nous laisse aussi son œuvre : poèmes et aphorismes, nouvelles et romans, nombre de collaborations amicales avec d’autres grands auteurs du pays et, surtout, une voix. Celle de la conteuse, un talent hérité de son père, Waia Gorodé (décédé en 1981), auteur d’un recueil : Souvenirs d’un Néo-Calédonien ami de Maurice Leenhardt, d’un manuscrit, écrit en français, paicî et ajië, intitulé Mon école du silence, dont elle s’applique à préparer l’édition commentée pendant de longues années, avec le professeur Bernard Gasser.
Ses études littéraires à Montpellier, de 1969 à 1973, marquent les vrais débuts de l’écriture poétique, la découverte des écrivains de la négritude, des romantiques et de Marx…
Révélateur en matière d’écriture, ce séjour en France est également le déclencheur d’une prise de conscience politique qui déterminera son engagement et lui coûtera la prison.
Licenciée en lettres modernes, elle commence à enseigner en 1974, d’abord le français, puis le paicî, et enfin la littérature océanienne, au Mont-Dore, à Houaïlou (1983), Poindimié (1996), et Nouméa (1999), à l’université de la Nouvelle-Calédonie.
Après la publication de poèmes ou d’aphorismes, seule ou en collaboration (Sous les cendres des conques, en 1985 ; Par les temps qui courent, en 1996 ; Dire le vrai, en 1999 ; Avant que la nuit tombe, en 1999) et de deux recueils de nouvelles très remarqués où elle exprime le lien à la terre et la place de chacun dans une société en voie de reformulation (Utê Mûrûnû, petite fleur de cocotier, en 1994, et L’Agenda, en 1996), elle s’essaye au théâtre avec Kënâké 2000, mis en scène par Pierre Gope, au théâtre de Poche, à l’occasion du VIIIe Festival des arts du Pacifique à Nouméa.
En octobre 2005, Déwé Gorodé signe enfin, avec L’Épave, le premier roman kanak.
Son premier roman.
Une œuvre singulière, traversée d’oralité kanak contemporaine, de récits anciens, de chants et de poèmes profondément originaux. Il reçoit un accueil médiatique discret, voire gêné, mais le premier tirage est rapidement épuisé alors qu’il est sélectionné pour la douzième édition du prix RFO du livre 2006, aux côtés de Maryse Condé, Ousmane Diarra et Ananda Devi, qui en sera la lauréate.
Comme je l’écrivais en 2005, « L’Épave n’est pas un roman de plus : c’est une œuvre fondatrice d’une écriture kanak contemporaine, inventive et courageuse, la voix d’une femme qui brise le silence autour des maux du sexe et des violences faites à ses pairs.
Dans la langue qui lui est propre, elle croque, page après page, des portraits d’hommes et de femmes, composant par touches parfois crues, parfois gaies, parfois sombres, un tableau sans fard des passions qui ravagent les êtres. Sans faux-semblant, sans pudeur hypocrite, elle choisit de dire le désarroi des femmes salies, abusées dès l’enfance, parfois au sein même de leur famille, soumises physiquement et moralement au bon vouloir du sexe fort, parfois sans résistance, mais jamais sans conscience. »
De nombreux autres livres suivront : Graines de pin colonnaire, un second roman composite, en septembre 2009 ; Tâdo, Tâdo, wéé ! – No More Baby, en 2012 ; À l’orée du sable, un recueil de poèmes, suivi en 2016 par Se donner le pays, édité à Paris et composé avec la poétesse Imasango, unissant ainsi leurs deux voix, « l’une kanak, l’autre métisse, pour rappeler que la poésie est un territoire de paix ».
Déwé Gorodé nous laisse une remarquable œuvre littéraire, mais pas seulement. En 1999, au lendemain de l’Accord de Nouméa, elle est l’une des deux premières femmes élues de l’UNI à l’assemblée de la province Nord et se voit confier les secteurs de la Culture, de la Jeunesse et des Sports au conseil de gouvernement de la Nouvelle-Calédonie. Elle participera à tous les gouvernements qui suivront (en 2001, 2004, 2009, 2011, 2014 et 2015), assumant même la vice-présidence jusqu’en 2009. À compter de cette date, elle est également en charge de la Condition féminine et de la Citoyenneté, jusqu’à la fin de son dernier mandat en 2019.
Son héritage politique est également un remarquable travail de construction à l’échelle du pays, tant elle est soucieuse de le doter d’outils structurants : l’académie des Langues kanak, la Sacenc, le Poemart, la maison du Livre de Nouvelle-Calédonie, la case des artistes, les maisons de la femme, le salon international du livre océanien, le festival des Arts du pays, Empreintes - projet artistique et culturel du médipôle de Koutio, et tant d’autres combats pour l’enseignement des langues vernaculaires et la place des femmes dans la société contemporaine.
Un héritage précieux que ses successeurs devraient s’attacher à protéger.
Son absence nous blesse.
Nos pensées vont à ses proches : sa famille, son clan, sa chefferie, mais aussi à ses amis, ses compagnons d’écriture, ses lecteurs, à tous ceux qu’elle a aimés et accompagnés.
La parole des poètes ne meurt jamais.
Gilbert Bladinières